Quarante ans d’instabilité nourrie par des ambitions militaires
Depuis son indépendance, la Guinée-Bissau enchaîne les ruptures politiques qui minent toute tentative de consolidation institutionnelle. Le premier coup d’État survient le 14 novembre 1980, lorsque le Premier ministre João Bernardo Vieira renverse le président Luís Cabral, prétextant des tensions internes et une mauvaise gestion gouvernementale. En mai 1999, Vieira est à son tour renversé après une guerre civile déclenchée en 1998 par le chef rebelle Ansumane Mané, accusant le président d’ingérence dans des trafics d’armes. Le 14 septembre 2003, le président Kumba Ialá est déposé par le général Veríssimo Correia Seabra, qui invoque « l’incapacité » de l’État et la paralysie économique. En avril 2012, une nouvelle junte interrompt un scrutin présidentiel qu’elle juge « opaque », plongeant encore le pays dans une transition forcée. Cette succession d’interventions armées entretient un climat de fragilité structurelle, dans lequel les forces armées s’imposent comme arbitre politique.
Un narco-État construit sur des réseaux d’élite depuis les années 2000
Au tournant des années 2000, la Guinée-Bissau devient un hub du trafic de cocaïne venue d’Amérique du Sud à destination de l’Europe. Sa position atlantique, la faiblesse de son contrôle maritime et l’absence d’État fort favorisent l’installation de réseaux criminels puissants. Plusieurs enquêtes internationales évoquent une « élite de protection » mêlant officiers de haut rang, responsables politiques et intermédiaires étrangers. L’un des cas les plus emblématiques est celui de José Bubo Na Tchuto, ancien chef de la marine, arrêté en mer en 2013 lors d’une opération américaine, puis condamné en 2016 à quatre ans de prison pour complot d’importation de cocaïne. D’autres affaires, notamment celle de 2,63 tonnes de cocaïne saisies en 2024 dans un avion venu du Venezuela, rappellent que le pays reste une plateforme majeure du trafic. Ces réseaux offrent des ressources financières considérables à leurs alliés politiques, renforçant une culture d’impunité qui se reflète dans la sphère institutionnelle.
Les putschs récents : une articulation entre drogue et pouvoir
La tentative de coup d’État du 1er février 2022 marque un tournant dans les dynamiques criminelles et militaires. Une attaque coordonnée contre le président Umaro Sissoco Embaló et son gouvernement est menée avec des armes lourdes à Bissau. Les autorités affirment que les auteurs sont liés à des réseaux de drogue cherchant à défendre leurs intérêts face à une intensification des contrôles. Cette justification fait écho aux précédents coups d’État, souvent présentés comme une réaction à la corruption ou à la mauvaise gouvernance, mais toujours entremêlés à des enjeux économiques illicites. Le coup d’État du 26 novembre 2025 s’inscrit dans cette continuité. Trois jours après une élection disputée, l’armée déclare prendre le pouvoir pour « éviter une fraude massive orchestrée par des politiciens soutenus par un baron de la drogue ». Les institutions sont suspendues, les frontières fermées et un gouvernement de transition instauré. Le discours officiel lie cette intervention à une menace sécuritaire, renforçant l’idée que le narcotrafic sert autant de justification politique que d’enjeu réel de pouvoir.
Entre zones d’ombre et accusations : les soupçons autour d’Embaló
Les événements de 2025 suscitent rapidement un débat sur leur authenticité. Plusieurs voix au sein de l’opposition, de la société civile et de certains gouvernements voisins évoquent un « coup mis en scène », visant à maintenir Umaro Sissoco Embaló dans l’orbite du pouvoir. Certains observateurs soulignent que plusieurs officiers impliqués dans le putsch auraient été proches du président sortant, tandis que la composition de la junte reprenait des noms issus de l’ancien cercle gouvernemental. Ces éléments alimentent des rumeurs de connivence tacite entre le président déchu et les militaires, dans un contexte où les résultats électoraux peinaient à être publiés. L’hypothèse d’un basculement orchestré, destiné à neutraliser un scrutin potentiellement défavorable, renforce la méfiance envers les institutions. Bien que non prouvées, ces accusations reflètent un climat politique où la manipulation, les intérêts personnels et les influences criminelles pèsent lourdement.
Une instabilité qui menace l’ensemble de la région ouest-africaine
La crise bissau-guinéenne intervient dans une période de fragilité continentale, marquée par plusieurs transitions militaires au Mali, en Guinée, au Niger et au Burkina Faso. Les organisations régionales, dont la CEDEAO et l’Union africaine, appellent à un retour rapide à l’ordre constitutionnel. Cependant, leur capacité à influencer les autorités de transition demeure limitée, notamment lorsque les enjeux du narcotrafic interfèrent avec la politique nationale. L’instabilité récurrente de la Guinée-Bissau contribue à fragiliser la lutte régionale contre les trafics transfrontaliers, qui financent par ailleurs divers réseaux armés au Sahel. Ce contexte accroît la nécessité d’une coordination sécuritaire renforcée et d’un engagement réel en faveur de la bonne gouvernance.
Perspectives : stabiliser les institutions et lutter contre l’impunité
Pour sortir du cycle de coups d’État et de crises institutionnelles, la Guinée-Bissau doit engager des réformes profondes. Le renforcement des institutions électorales est indispensable pour prévenir les contestations récurrentes, tandis qu’un contrôle civil renforcé sur les forces armées pourrait réduire leur rôle d’arbitre politique. La lutte contre le narcotrafic nécessitera une coopération internationale, un cadre judiciaire modernisé et une volonté politique constante. La société civile, plus active depuis les années 2020, représente un acteur clé pour exiger transparence et redevabilité. Le pays ne pourra cependant se stabiliser durablement que si les bénéfices du trafic cessent d’alimenter les ambitions politiques.
Xolomo Tokpa

